Rome n'est pas surnommée la Ville éternelle sans raison. Elle serait née de la volonté des dieux il y a 2800 ans, Romulus et son frère jumeau Rémus, fils du dieu Mars, se chargeant de transformer la prophétie en réalité. Depuis, Rome n'a jamais cessée d'être animée, et n'a jamais perdu de sa superbe. Capitale depuis l'Empire romain, haut-lieu de la Renaissance après une période moyenâgeuse passée dans l'ombre de guerres d'influences, berceau de l'art baroque qui a donné à la ville sa légendaire fontaine de Trevi, ville sainte du catholicisme, le chef-lieu de la province du Latium a vécu au rythme de ce que l'humanité a produit de mieux, et de pire.
Théâtre de nombreuses guerres, quartier-général du Duce Mussolini qui y a écrit les pages les plus sombres de l'Italie moderne, Rome se présente aujourd'hui comme un musée à ciel ouvert aux nuées de touristes venus y admirer les vestiges d'un passé multimillénaire riche d'architecture, d'art et de culture, pour y goûter une tranche de dolce vita. Mais à Rome, on trouve encore des bâtisseurs amoureux transis de leur ville, qui ne veulent pas simplement voir exister dans le passé. Car Rome est et doit rester éternelle. LE CHEMIN DE CROIX D'UN ATTAQUANT SANS BUTS Parmi eux, Igli Tare. Le directeur sportif de la Lazio n'est pourtant pas un local, mais à Rome, il fait comme les Romains. Taré est né il y a 48 ans à Vlorë, ville où est proclamée l'indépendance de l'Albanie, son premier amour, une terre à laquelle il est toujours resté fidèlement attaché. Son parcours dans le football commence en tant que joueur. À l'âge de 9 ans, il rejoint la capitale pour intégrer le centre de formation du Partizani Tirana. Tare est précoce, et débute en professionnel dès l'âge de 15 ans. Mais son pays ne lui offre pas les grands horizons qu'il espère, et y faire carrière ne lui suffit pas. Alors, dès 18 ans, il fait ses bagages direction l'Allemagne et ses divisions inférieures. Il s'engage d'abord librement au SV Südwest Ludwigshafen. Tare n'est pas un buteur très prolifique, et vient d'un pays qui, alors, n'est pas réputé pour produire de grands talents. Il enchaîne les contrats courts, et vagabonde pendant cinq ans entre la 4ème et la 2ème division. En 1996, il atterrit au Karlsruher SC pour intégrer l'équipe B. Il termine finalement la saison avec l'équipe fanion, qui officie en Bundesliga. Huit matchs sans marquer plus tard, il repart à l'échelon inférieur au Fortuna Düsseldorf. Ce n'est que deux saisons plus tard lorsqu'il rejoint Kaiserslautern alors en Bundesliga que sa carrière décolle enfin, à 26 ans. Non pas qu'il soit devenu une légende du club, mais il y découvre un rôle de remplaçant qui apporte l'impact que l'on attend de lui en fin de match. Toujours aussi peu prolifique (4 buts en 26 matchs), ses prestations finissent néanmoins par attirer l'oeil de Brescia. Chez les Lombards, on compte sur l'Albanais pour apporter ce qu'il sait faire : combativité, qualités physiques, jeu aérien, et technique léchée pour combiner et mettre en avant ses coéquipiers. Car pour marquer des buts, l'entraîneur romain Carlo Mazzone peut compter sur Roberto Baggio et Dario Hübner. Ce qu'il espère de Tare, c'est de soulager son duo d'attaque vieillissant en fin de match, sans voir l'équipe baisser de niveau. Son passage réussi à Brescia et l'exposition médiatique dont il a bénéficié grâce à ses partenaires prestigieux lui offre une belle fin de carrière, toujours dans un rôle similaire. D'abord à Bologne, puis en apothéose dans le plus grand club de sa carrière, à la Lazio. Trois saisons en tant que supersub en font un joueur très aimé du public du Stadio Olimpico, devant lequel il marque quelques buts importants en fin de match, comme ce retourné acrobatique face à Ascoli en 2006. Au terme de son contrat en 2008, Tare se sent tellement bien au club qu'il organise un rendez-vous avec son président Claudio Lotito pour négocier une prolongation de contrat. À 35 ans, il joue enfin au sommet, et malgré un ratio de 0,2 buts/match tout au long de sa carrière, l'attaquant aux qualités différentes veut faire durer le plaisir. Et, de son entrevue avec Lotito, il ressort effectivement avec un contrat, mais pas celui qu'il espérait. Igli Tare se voit confier les rênes de la direction sportive de la Lazio, un scénario qu'il n'avait alors ni envisagé, ni préparé. UNE PERSONNALITÉ SINGULIÈRE Tare n'avait alors à aucun moment prévu de raccrocher les crampons, et c'est Lotito qui le convainc d'accepter ce rôle. Le président romain est sûr de son choix, alors que celui-ci est plutôt risqué. Ainsi il n'hésite pas à mettre un novice sans aucune expérience du poste aux commandes d'une équipe qui subit encore la longue crise d'austérité imposée après les années fastes de la période Cragnotti. Mais le choix du président n'est pas sans fondement. Tare parle 5 langues couramment, il a acquis un joli carnet d'adresses au fil de sa carrière, et son charisme, son très fort tempérament et sa combativité sur le terrain s'observent aussi chez l'homme. Car ce qui frappe chez l'Albanais, c'est avant tout son caractère très particulier, et pour le moins ambivalent. Très fier de ses racines albanaises, il n'a par exemple pas hésité à soutenir les réfugiés albanais expulsés lors de la guerre du Kosovo entre 1998 et 1999, ni à soutenir publiquement l'Armée de Libération du Kosovo, qui luttait alors contre les persécutions serbes des Albanais dans cette région à haute tension au coeur des Balkans. Cette guerre, qui a opposé deux velléités nationalistes exacerbées, a fait près de 13 500 morts, dont près de 11 000 soldats et civils albanais. Igli n'est d'ailleurs pas le seul membre de la famille Tare à oeuvrer pour l'Albanie. Son frère aîné Auron, historien, journaliste et activiste est le directeur de l'Agence Nationale Albanaise du Littoral, et a été élu en 2018 président du Comité Scientifique et Technique du Patrimoine Sous-Marin Mondial par l'UNESCO. Son plus jeune frère, Genti, est lui consul d'Albanie en Turquie. L'amour de la patrie chevillée au corps, il n'hésite pas à se faire respecter au sein du championnat italien, où de nombreux serbes sont venus briller eux aussi. Ainsi, lors d'une confrontation avec l'Inter au cours de la saison 2005/06, il répond aux provocations incessantes du défenseur intériste Sinisa Mihajlovic par des coups de poing à la mi-temps. Haut de presque deux mètres, Tare ne se laisse pas impressionner, et avoue n'avoir jamais regretté de s'en être pris physiquement à celui qui, lui aussi, n'a jamais hésité à faire montrer de son attachement à son pays natal. DES ANNÉES FASTES À LA CURE D'AUSTÉRITÉ Grâce à ce caractère bien trempé, Tare trouve les ressources psychologiques nécessaires pour assumer la période de transition entre la Lazio clinquante de la fin des années 1990, et celle qui doit aborder la décennie 2010 avec bien plus d'humilité. Il se forme sur le tas, mais son esprit brillant ne souffre pas de l'absence de compétences techniques au moment de reconstruire une nouvelle dynamique. Car la présidence de Sergio Cragnotti a laissé des traces. Le dispendieux président laziale n'avait dix ans auparavant pas fait dans la dentelle pour chercher le titre de champion : Juan Sebastián Verón (30M€), Hernán Crespo (57M€), Christian Vieri (28,5M€) ou encore Marcelo Salas (17,5M€) ont rejoint les biancocelesti, plus tard rejoints par Jaap Stam (25,75M€), Stefano Fiore (25M€) et Gaizka Mendieta (48M€). Entre 1992 et 2002, Cragnotti ne regarde pas à la dépense, et cela paie : la Lazio remporte le second scudetto de son histoire en 2000, deux Coppa Italia (2000, 2004), deux Supercoppa (1998, 2000) une Coupe des coupes (1999) et une Supercoupe d'Europe (1999). Entre 1997 et 2001, il choisit l'entraîneur suédois Sven-Göran Eriksson pour guider sa troupe de all-stars vers la gloire. Mais lors du départ du technicien, alors en fin de cycle, les déboires s'accumules pour la Lazio. Verón est transféré à Manchester United, Nedved rejoint la Juventus, deux départs qui affaiblissent nettement l'entrejeu si dominant de l'équipe. Puis en 2002 le géant de l'agro-alimentaire italien Cirio, détenu à 80% par Cragnotti, fait faillite. La société présente des défauts de paiement sur plusieurs emprunts obligataires ; les banques prennent le contrôle de toutes les activités de Cragnotti, y compris la Lazio. Ce dernier sera pour sa part condamné par le Tribunal de Rome à huit ans de prison pour faillite frauduleuse, une peine ramenée finalement en 2011 à cinq ans après appel. Ce n'est qu'en juin 2004 que Claudio Lotito récupère le club et sa dette colossale de 140M€. En s'appuyant sur un texte de loi paru l'année précédente, il demande l'étalement de cette dette sur 23 ans, afin de pouvoir rester compétitif tout en assumant la précédente gestion, pour laquelle il n'est pas responsable. D'abord acceptée, cette demande provoque un imbroglio juridique qui voit finalement l'administration publique la lui refuser, au motif qu'elle est trop avantageuse. La loi est modifiée, et Lotito doit s'acquitter de la situation sans passe-droit. LA MÉTHODE TARE Pour mener son projet à bien et relever l'équipe, Lotito n'a d'autre choix que de miser sur un homme astucieux, visionnaire et aux contacts permettant les jolis coups. Tout aussi ambitieux, l'Albanais ne perd pas de temps et définit sa ligne de conduite. Pour lui, la Lazio doit adopter une approche tactique à son image : rugueuse, combattive, agressive, capable d'imposer son style partout où elle va. L'important est de jouer pour l'amour du maillot, et non pour briller individuellement. Ce qui fait qu'un directeur sportif est compétent est avant tout sa capacité à transformer un inconnu en joueur vedette. Pour cela, observer un joueur ne suffit pas ; il faut parler avec lui." - Igli Tare
Sa méthode est relativement simple, et comparativement à tout ce qui existait alors et aujourd'hui, elle est fondamentalement "à l'ancienne". Tare s'appuie sur ses contacts et sur les scouts du club pour obtenir des profils intéressants. Après de longues heures d'analyse vidéo, s'il perçoit un talent particulier, il part observer le joueur par lui-même. Sur place, il abat un travail considérable, peut-être le plus long et le plus important, en se renseignant sur le caractère du joueur, sur sa façon d'être hors du terrain. Il rencontre la famille, les proches. Et si tous les critères d'exigence sont remplis, alors il va directement chez son président pour avoir la validation et les fonds nécessaires pour un transfert.
Côté terrain, pour mener à bien le projet de jeu qu'il défend, Tare s'appuie entre 2008 et 2021 sur des techniciens quasiment tous reconnus ; quasiment, car celui qui lui apporte trois des quatre trophées remportés sous sa direction n'est autre que Simone Inzaghi, un entraîneur aussi débutant que l'était l'Albanais à ses débuts. Les deux anciens attaquants ont tous les deux mis un terme à leur carrière après un joli cap de fin dans le club laziale. Inzaghi, lui, a pris très vite le chemin du coaching, en prenant en mains les équipes de jeunes du club romain en 2010, au lendemain de sa carrière professionnelle. Quatre ans plus tard, il devient l'entraîneur de la Primavera, avant d'assurer l'intérim sur le banc de l'équipe première suite au départ de Stefano Pioli en avril 2016. Mais Inzaghi n'était pas celui que Lotito et Tare espéraient pour franchir un cap. Le duo à la tête des biancocelesti n'avaient alors d'yeux que pour Marcelo Bielsa, l'émanation la plus culminante du football offensif, moderne et agressif que veut voir Tare à l'Olimpico. Le technicien argentin rejoint bien la Lazio, mais au bout de deux jours à peine, suite à une dispute avec Lotito sur les joueurs à recruter, le mentor de Guardiola démissionne et laisse la Lazio chercher un nouveau mister. Tare fait alors confiance à au projet Inzaghi, et sa confiance est récompensée au cours des cinq années passées ensemble : une Coppa et deux Supercoppa ont permis à Inzaghi de se faire un prénom, et une place de choix dans le coeur des tifosi. UN PROJET COHÉRENT Suite au départ de ce dernier cet été, c'est Maurizio Sarri qui est devenu le 8ème entraîneur de l'ère Tare. Un nombre élevé qui pourrait trahir une certaine discontinuité, mais en réalité, cela tient plutôt du processus de maturation du dirigeant albanais. Edoardo Roja par deux fois, Davide Ballardini, Stefano Pioli, Vladimir Petkovic et Marcela Bielsa ont été engagés pour la façon dont ils savent faire jouer une équipe, mais Tare a sans doute négligé leur côté caractériel. Ce critère de recrutement qu'il applique pourtant aux joueurs qu'il supervise, il l'a semble-t-il sous-évalué chez ses entraîneurs. Parce que côté recrutement, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il se trompe très rarement. Sa capacité à dénicher des joueurs, à en faire des pièces majeures de l'équipe, à conserver ses plus décisifs éléments et à en vendre d'autres sans affaiblir l'équipe, tout cela fait de la gouvernance de Tare une masterclass. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il a plusieurs fois été élu meilleur directeur sportif du pays par la presse transalpine. Entre sa prise de pouvoir en 2008 et l'été 2021, la Lazio affiche une balance des transferts de -81M€. Un chiffre qu'il faut relativiser, car en le comparant au reste du top 7 italien, seule l'Atalanta fait mieux avec +55M€. Pis, la Juve (-530M€), le Milan AC (-489M€), le Napoli (-309M€), l'Inter (-248M€) et la Roma (-157M€) sont loin derrière. D'autant plus que la moyenne d'âge de l'effectif laziale est de 27 ans, un chiffre parfait pour un effectif en pleine force de ses moyens, et donc a priori plus cher. Sauf que la Lazio a une masse salariale parfaitement bien gérée : elle est 45% inférieure à celle du champion, l'Inter, et 26% moins imposante que la Roma, qui a fini une place plus loin en championnat la saison passée, le tout alors que la Lazio a pu disposer de six joueurs de plus dans l'effectif que ses deux concurrentes. Le résultat de cette mainmise progressive sur la construction de l'effectif se fait sentir depuis maintenant dix ans. Après deux premières saisons moyennes conclues à la 10ème puis à la 12ème place, la Lazio ne boucle ensuite aucune saison en-dessous de la neuvième position, et joue quasiment chaque année en Coupe d'Europe. Sous l'impulsion de Tare, même la Primavera affiche de très bons résultats, puisqu'elle trônait régulièrement en tête de son championnat entre 2009 et 2017. Et rien n'est imputable à la chance : toutes ces performances ont été rendues possibles grâce à un recrutement parfaitement orchestré. MÉTHODE OLD SCHOOL, RENDEMENT MAXIMAL Car Igli Tare n'a peut-être pas appris son métier de façon traditionnelle, mais son oeil aiguisé et ses réseaux fonctionnement parfaitement, et ce partout dans le monde. Et de spécialité, il n'en a pas une, mais plusieurs. L'Albanais adore relancer des joueurs très talentueux en échec dans de grands clubs, comme il aime dénicher de bonnes affaires. Il sait même convaincre de très jeunes pépites de venir peaufiner leur formation dans la meilleure école de football qui soit, en Serie A. Pour couronner le tout, il sait quand et combien vendre un joueur, et peut même compter sur des stars qui, comme lui, veulent rester fidèles à l'institution romaine. Dès ses débuts, il ne se trompe pas en allant chercher Stefan Radu au Dinamo Bucarest pour 4,5M€. Le bosnien Senad Lulić le rejoint trois ans plus tard, pour 3,25M€ seulement. Deux cadres de l'équipe, deux joueurs originaire des pays de l'Est, recrutés pour imprimer la mentalité chère au directeur sportif. Radu détient à ce jour le record d'apparition sous le maillot ciel et blanc, tandis que Lulić a pendant dix ans été un pion essentiel de l'équipe, dont il a même été capitaine. Au rayon des bons coups, en 2011, son ami rencontré à Kaiserslautern, l'attaquant allemand Miroslav Klose, rejoint le Latium gratuitement et prouve que l'Italie sait tirer le meilleur du talent quel que soit l'âge. Tare a ainsi offert un buteur de légende à un club qui n'aurait peut-être pas osé songer à l'approcher sans son entremise. A fil des années, Tare gagne en confiance et fait des paris plus risqués, mais payants. Lucas Biglia (Anderlecht, 8,9M€), Antonio Candreva (Udinese, 8,2M€), Felipe Anderson (Santos, 7,5M€) montrent que l'Albanais sait chercher le talent partout où il est, et qu'il sait se montrer convaincant. Il est ainsi resté pas moins de dix jours au Brésil pour convaincre Anderson de choisir la Lazio parmi la myriade de clubs à ses trousses. Tous deviennent des joueurs majeurs de l'équipe première, et permettent plusieurs saisons plus tard, à eux trois seulement, de transformer un investissement de 25M€ en un bénéfice de 55M€ à la revente. Ce n'est qu'après dix ans de présidence Lotito que la Lazio peut se permettre d'investir davantage. Tare change alors son fusil d'épaule, et achète cette fois non plus nécessairement pour revendre, mais aussi pour créer l'ossature d'un groupe durable, le tout pour des sommes toujours raisonnables. Marco Parolo (Parme, 4,5M€), Sergej Milinković-Savić (Genk, 18M€), Ciro Immobile (BVB, 9,5M€), Luis Alberto (Liverpool, 4M€), Stefan de Vrij (Feyenoord, 7M€) ou encore Luiz Felipe (Ituano, 0,75M€) rejoignent alors l'équipe entre 2014 et 2016, formant l'épine dorsale des biancocelesti pour plusieurs saisons. Les joueurs recrutés par Tare lui ressemblent terriblement. Qu'ils soient naturellement des guerriers ou à la recherche d'une revanche suite à un échec, tous profitent du cocon romain pour offrir ce que d'autres n'ont pas réussi à tirer d'eux. Muet à Séville et à Dortmund après des débuts fracassants à Pescara, Immobile devient une machine à buts, et n'est désormais plus qu'à quelques unités de battre le record du club détenu par Silvio Piola. Luis Alberto, en perdition totale à Liverpool, s'est mué en un maître à jouer devenu meilleur passeur décisif en 2019/20. Et que dire de Sergej Milinković-Savić, qui, dans un effectif plus fourni, serait sans doute considérer à juste titre comme le meilleur joueur de Serie A. Convoité par les plus grands clubs depuis plusieurs années, il a juré fidélité à la Lazio, dans un environnement qui lui donne la confiance et l'épanouissement nécessaires à sa magie. Mais la Lazio n'est pas un prétendant au titre. Par conséquent, chaque année, elle perd quelques-uns de ses éléments cadres. Sauf que Tare a tout prévu à chaque fois, et les a tous remplacés intelligemment. Biglia s'en va ? Lucas Leiva débarque de Liverpool pour 5,7M€ et est élu joueur de la saison dès son arrivée. Keita Baldé rejoint Monaco pour 30M€ ? Celui qui a été déniché pour 300 000€ à la Masia peut partir sans problème, et l'argent est réinvestit sur Joaquín Correa, en souffrance à Séville après de belles promesses à la Sampdoria. Felipe Anderson veut rejoindre la Premier League pour 38M€ ? Pas de soucis, Tare retourne dans les équipes de jeunes du Barça piocher Raúl Moro pour 6M€. Wesley Hoedt, arrivé gratuitement, rêve de Southampton ? La Lazio le vend 16M€, et investit 10M€ sur l'expérience du trentenaire Francesco Acerbi pour stabiliser sa défense à long terme. L'Albanais a toujours un coup d'avance, et est prêt à remplacer chaque joueur de son effectif. Méthodique et patient, il sait attendre le bon moment pour approcher sa proie et l'attirer dans ses filets et transformer un départ en opportunité. "J'étais à Vojvodina et j'observais Milinković-Savić sur les conseils d'un ami. Il était aussi grand que moi, bon techniquement, talentueux, mais je ne pouvais lui garantir du temps de jeu. Je l'ai ensuite observé pendant de longs mois à Genk, et je suis enfin allé le chercher." - Igli Tare
Cet été, pour satisfaire aux demandes de son nouvel entraîneur, insuffler une nouvelle dynamique et couvrir les départs de Correa et Caicedo, Tare a une nouvelle fois fait un mix de ses meilleurs mouvements. Pedro (Roma, gratuit), Elseid Hysaj (Napoli, gratuit), Toma Basic (Bordeaux, 6,9M€), Luka Romero (Majorque, 0,3M€) et Mattia Zaccagni (Hellas, prêt avec obligation d'achat) ont notamment rejoint la capitale. Un mélange d'expérience, de jeunesse et de joueurs rompus à la Serie A. Le retour de Felipe Anderson, racheté pour seulement 3M€ à West Ham trois ans après l'y avoir vendu 38M€, a parachevé ce mercato malin et efficace.
UNE PART D'OMBRE Mais l'Albanais a aussi sa part d'ombre. Il est sanguin, comme avec Mihajlovic. Rancunier aussi, comme avec David Silva, qui lui a fait faux bond au dernier moment pour s'engager avec la Real Sociedad alors que tout était en place avec le club romain, et dont Tare reconnaîtra respecter le joueur, mais pas l'homme. Des événements pourtant monnaie courante dans le football, qui, même s'ils ne sont pas excusables, ont fortement touché l'affect de Tare, quand d'autres seraient passé à autre chose avec plus de froideur. Ainsi Tare s'est récemment à nouveau illustré pour des motifs moins reluisants. Côté sportif d'abord, il a été rapporté par la presse que l'échec du transfert de Filip Kostic de l'Eintracht Francfort lui est directement imputable, puisqu'il aurait envoyé l'offre sur une adresse mail erronée. Ce que la presse rapporte moins dans cette histoire, c'est que le club allemand voulait faire de Tare son nouveau directeur sportif au printemps dernier pour remplacer Fredi Bobic. Refus de l'Albanais, qui avait déjà éconduit le grand Milan AC par le passé. Alors est-ce alors une erreur grossière de la part de Tare, une vengeance amère d'un courtisan éconduit, ou un coup bas pour déstabiliser le club allemand dans les dernières heures du mercato ? Nous ne le saurons peut-être jamais.
Moins cocasse mais plus inquiétant, le transfert de l'attaquant international kosovar Vedat Muriqi de Fenerbahçe l'été dernier. Arraché pour 18,5M€ au club turc, l'avant-centre s'est montré très maladroit pour sa première saison en Serie A. Mais le problème n'est pas là : une enquête a été diligentée pour contrôler de potentiels conflits d'intérêts autour de ce transfert. Le joueur était alors représenté par l'agent albanais Shkumbin Qormemeti et les frères Gabriele et Valerio Giuffrida, anciens salariés de Lazio Event, et tous proches de Tare. Par ailleurs, dans un domaine indirectement lié au football, un énorme scandale a éclaté cette année autour de Igli et Genti Tare. Les deux frères seraient propriétaires d'une société de paris sportifs en Albanie, Top Bast, enregistrée sous le prête-nom de Erma Barjami. Une enquête de la police douanière et financière de Bari soupçonne cette société, comme plusieurs autres, de blanchir l'argent sale de l'alliance des trois plus grosses mafias italiennes : Cosa Nostra (Sicile), 'Ndraugheta (Calabre) et Sacra Corona Unita (Pouilles). L'Albanie est le terrain de chasse préféré de la pègre transalpine, et cela a récemment conduit à 22 arrestations liées à cette enquête ; concernant Top Bast, malgré des échanges de mails, l'histoire n'est manifestement pas allée plus loin entre la mafia et la société des frères Tare. Ils démentent toute implication, et la FIGC (la ligue de football italienne) n'a pas jugé bon d'ouvrir une enquête sportive sur Igli Tare, malgré les éléments transmis par le parquet de Bari. Le boss du sportif romain voit dans cette affaire une tentative de déstabilisation, et nie tout en bloc. Mais la Lazio est un club folklorique, présidé par un homme qui a participé au Calciopoli de 2006, qui a récemment été reconnu coupable de falsifications de tests PCR et rappelé à l'ordre par certain de ses joueurs pour non paiements de salaires. Un club où les tifosi n'hésitent pas à le menacer de mort lui et son fils Etienne sur Instagram en raison d'un mercato qu'ils jugent décevant. Un club auquel il souhaite malgré tout rester fidèle, car de son propre aveu, seul un poste d'entraîneur de l'équipe nationale d'Albanie lui ferait quitter Rome. Quoiqu'il en soit, Igli Tare a trouvé dans la Ville éternelle l'occasion de se renouveler sans cesse, de mûrir piano piano, et de s'imposer comme l'empereur des directeurs sportifs. Plus décisif que lors de sa carrière de joueur, il est néanmoins resté très old school en costume comme en crampons. Pas de grigris inefficaces, ce sont toujours la tête haute et le coup d'oeil en avance qui lui permettent de se démarquer. Et malgré quelques hors-jeu, Tare continue d'écrire sa carrière dans la capitale transalpine. Doté d'un regard d'aigle, que celui-ci soit d'Albanie ou de la Lazio, il est un prédateur redouté et respecté, et son terrain de chasse ne semble plus avoir de limites. |
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