7/16/2022
BEN MANGA, LE CÉLÈBRE INCONNUFaut-il qu'une personne soit connue pour considérer qu'elle a du succès, ou l'inverse ? L'équation semble simple, pourtant certaines inconnues la rendent quasiment insolvable. Nous connaissons tous des personnalités dont le succès est parfaitement discutable, et ignorons de la même façon, collectivement, les héros anonymes du quotidien. Sans doute parce que le succès n'est devenu que la caricature de ce qu'il est vraiment : étymologiquement, un succès est un heureux résultat. Par galvaudage, celui-ci ne se résume parfois plus qu'à ce que l'on reconnaît en tant que société comme une réussite, selon des critères arbitraires et subjectifs. Le succès, pour être reconnu comme tel, se doit désormais d'être quantifié ; et les moyens d'aujourd'hui, certes factuels mais contestables, permettent d'évaluer quantitativement la réussite d'une idée, d'un projet. Par l'argent qui est généré, ou, pire encore, par un nombre de vues ou de likes. C'est la masse qui décide collectivement, et pour tout, de ce qui est une réussite, et de ce qui ne l'est pas. Or, cela écarte de fait des succès indispensables mais qui ne déchaînent pas les foules (connait-on le nombre de vies sauvées par les pompiers ou le corps médical chaque année ?), de même que tout ce qui ne ressemble pas de près ou de loin à un consensus. La reconnaissance des pairs, la contribution à quelque chose de plus grand, ... tout ce qu'une prouesse peut apporter d'intangible et donc difficilement chiffrable ne semble plus pouvoir relever du succès. Et pour cause, il faudrait pour cela pouvoir comprendre son essence même, ce qui complique la donne, et par conséquent rend l'opinion de chacun bien plus relative. Aussi, le constat est simple : nous refusons de plus en plus de reconnaître nos propres limites, et ainsi d'admettre que nous n'avons pas toujours voix au chapitre. Ainsi, quantifier un succès, le transformer en chiffres selon des critères basiques et intelligibles de tous, c'est en définitive le réduire à un dénominateur commun, certes, mais le plus trompeur qui soit. Dès lors, nombreux sont ceux qui échappent à la reconnaissance alors que leur succès est pourtant incontestable : nous ignorons à coup sûr que notre voisin mériterait notre admiration si nous savions seulement évaluer son travail. Et Ben Manga fait sans conteste partie de ceux-là, lui qui ressemble à un parfait anonyme dont tout le monde connaît pourtant le travail de haute qualité. Mérite-t-il d'être (plus) connu ? Sans aucun doute, même si le héros du jour fuit les feux de la rampe comme la peste, préférant faire le tour du monde pour réussir le coup d'après. UNE DEUXIÈME CARRIÈRE PLUS HEUREUSE Ses pairs, eux, ne s'y trompent pourtant pas, puisque Manga est fortement sollicité par plusieurs clubs, mais lui se sent bien à Francfort. Pourtant, son destin ne ressemble en rien à la trajectoire bien plus rectiligne d'un Michael Zorc (BVB) ou d'un Rudi Völler (Leverkusen). Né à Bata en Guinée Équatoriale, il émigre à l'âge de deux ans et demi avec ses parents en direction de l'Allemagne, à Neuss dans la banlieue de Düsseldorf. Obsédé par le ballon rond, il intègre le club local, avant de terminer sa formation de joueur professionnel au Fortuna, le gros club de cette ville majeure de l'Allemagne de l'Ouest. La carrière de joueur du latéral gauche rapide mais limité techniquement ne mérite pas qu'on s'y attarde plus que de raison. Son parcours plutôt anonyme ne laissait ainsi pas nécessairement présager d'une reconversion bien plus glorieuse dans le milieu du football, et pourtant, c'est là qu'il va donner la pleine mesure de son talent. Il raccroche les crampons à Aachen (Aix-la-Chapelle), après une fin de carrière marquée par trois fractures et un corps qui ne répond plus. À cette époque-là sévit en Rhénanie-du-Nord-Westphalie un directeur sportif qui rebâtit le club de fond en comble, le haut en couleurs Jörg Schmadtke, aujourd'hui à Wolfsburg. Schmadtke lui donne sa chance en tant qu'entraîneur des U11, puis comme scout (recruteur). Cette fois, Manga connaît une ascension plus évidente, puisqu'il quittera Aachen après être arrivé jusqu'aux postes d'entraîneur adjoint des U17, et responsable des scouts du club. Il rejoint alors pour une année le TSG Hoffenheim, et l'année suivante, il atterrit au VfB Stuttgart. Là-bas, il fait la rencontre de Fredi Bobic, ancien avant-centre de caractère, devenu directeur sportif dans son club formateur. Et, après une collaboration de quatre ans entre 2012 et 2016, Bobic, part à l'Eintracht Francfort et demande à Manga de le suivre et de prendre la direction du scouting. Au passage, il fait faux bond à Hambourg, à qui il avait pourtant déjà donné sa parole, avant de préférer l'Eintracht et un poste plus important. TECHNIQUES DE SCOUTING ET MENTALITÉ À L'ANCIENNE L'arrivée de Bobic se fait dans un climat de scepticisme aigu, tant il a peiné à convaincre à Stuttgart. Après deux saisons à flirter avec la zone de relégation, il quitte le VfB en 2014, et le club coulera en seconde division la saison suivante, avant de remonter brillamment un an plus tard. De plus, le Slovène de naissance ne faisait déjà pas l'unanimité du temps où il était joueur, et dans un club en quête de structuration et avec énormément d'ambition, le mariage ne semblait pas si évident. Manga savait tout cela, et n'a pourtant pas hésité à suivre son ancien responsable. Il s'est dit même être excité de prouver à tous les sceptiques que le travail finirait par payer, et il était intimement convaincu qu'ensemble, ils renverseraient la vapeur avec le temps. Car s'il est discret aux yeux du public, Manga n'est pas un personnage lisse pour autant, bien au contraire. Dans un entretien datant de 2017 accordé au Frankfurter Allgemeine Zeitung, le journal majeur local, il n'hésite pas à expliquer qu'il "voit plus que les autres". Il en est bien obligé, car lorsque des clubs comme Manchester United compte jusqu'à 60 scouts à travers le monde, l'Eintracht n'en compte que 6 à son arrivée. Avec le temps, du travail et beaucoup de confiance de la part de ses dirigeants, le club de la Hesse est parvenu à atteindre désormais une équipe de 20 recruteurs, mais cela n'a pas fait de Manga un rond de cuir. Lui, il aime aller voir les matchs de ses propres yeux, passer tel un nomade d'hôtel en hôtel, aller parler directement aux joueurs qu'il observe. D'ailleurs, il accorde une importance capitale au profil psychologique des joueurs qu'il observe. La priorité pour Manga, c'est que le joueur ne soit pas motivé par l'argent mais par le jeu. Il confie ainsi se reposer aussi sur son instinct, et sa lecture de l'être humain. Dans cette même interview de 2017, il explique sans détours à quel point il est intransigeant sur les motivations réelles du joueur et son refus de se soumettre à des intermédiaires un peu trop vénaux : "Messi et Ronaldo sont au-dessus du lot, et donc presque tous les autres joueurs sont interchangeables. C'est ce que nous disons aux agents et intermédiaires qui nous disent "oui mais nous avons d'autres offres". Va-t-en ! Nous trouverons déjà des joueurs qui sont chauds pour notre projet. C'est pourquoi mon travail est d'avoir toujours des alternatives, car nous n'avons pas besoin de joueurs qui veulent marchander. Aucun footballeur professionnel ne s'appauvrit à l'Eintracht Francfort. Si notre offre ne suffit pas, tant pis." ALLER PLUS HAUT Manga veut des joueurs engagés dans le projet du club, qui ont faim, et qui donnent des sensations au public de la Deutsche Bank Park. Il travaille de concert avec ses entraîneurs et sa direction, où les profils qu'il propose sont discutés collégialement. Mais son travail s'arrête là : il ne participe pas aux négociations du transfert et du contrat. L'arrivée de Markus Krösche en provenance du RB Leipzig au poste de directeur sportif va d'ailleurs dans ce sens. À l'été 2021, Fredi Bobic et Bruno Hübner, en charge de la direction sportive, quittent le club et Manga se retrouve propulsé responsable de la planification de l'effectif, un poste hybride entre le chief scout et le directeur sportif ; mais cela ne change en rien sa façon de faire. Avec Krösche, l'Eintracht espère franchir un nouveau palier en s'appuyant sur le passage réussi de son nouveau protégé dans le système Red Bull, et accepte que Manga se déleste d'obligations dont il n'a cure. Tous ces changements visent à structurer le club de façon pérenne et avec de nouveaux standards d'exigence. L'Eintracht ne veut pas ressembler au ventre mou de la Bundesliga, et figurer dans les coupes européennes doit impérativement devenir une habitude. Pour ce faire, les dirigeants comptent plus que jamais sur le tandem Manga-Krösche du côté du sportif. Dans le même temps, le club termine la construction de son tout nouveau centre d'entraînement, qui assoit encore un peu plus les ambitions élevées des Aigles. Un complexe ultra moderne sort de terre, et doit permettre d'accroître l'attractivité et la visibilité du club à travers le monde. Côté terrain, l'Autrichien Oliver Glasner remplace son compatriote Adi Hütter. Après une belle 5ème place décrochée, ce dernier décide de répondre favorablement à la proposition de Gladbach, qui veut faire de lui le successeur de Marco Rose ; les deux hommes ont été formés dans le moule Red Bull, et les Föhlen (les Poulains, surnoms des joueurs de Gladbach) espèrent ainsi obtenir une forme de continuité. Glasner sort, lui, d'un passage réussi à Wolfsburg, qu'il a qualifié pour la Ligue des Champions, et son arrivée suscite beaucoup d'enthousiasme. Un enthousiasme qui rythme toute la saison passée, qui voit l'Eintracht terminer à une décevante 11ème place, ayant laissé pas mal d'énergie dans le long mais victorieux parcours en Europa League, second trophée européen du club après une Coupe de l'UEFA en 1980. Après avoir sorti le Betis en 1/8è, surtout le Barça en 1/4 et West Ham en demi-finales, les Allemands se sont joués des surprenants Rangers au terme d'une séance de tirs aux buts pour soulever le trophée, parachevant ainsi un parcours européen qui restera dans les mémoires. Un succès peut-être en avance sur la road map des dirigeants, mais qui finalement ressemble aussi à une forme de récompense pour la série de choix ambitieux qu'ils ont fait. Dans la planification de l'effectif comme dans la politique infrastructurelle et économique du club, l'Eintracht récolte les fruits de plusieurs belles années d'un travail pas nécessairement linéaire, mais dont la cohérence a permis de rectifier les erreurs commises tout au long du chemin. LE CERVEAU DES OPÉRATIONS Et derrière ce grand succès, il y a sans conteste toute la patte de Ben Manga. Pas uniquement dans l'effectif présent sur le terrain du Kuip ce soir de mai 2022, mais il faut voir aussi ceux qui ne sont plus là, et qui, par leur passage et leur départ, ont permis à leurs héritiers de connaître ces émotions uniques. Ces joueurs "transitionnels" pour l'Eintracht, ce n'est nul autre que Manga qui les a dénichés. Il est celui qui est allé chercher un Luka Jovic en panne à Benfica, d'abord au travers d'un prêt de 200K€, et d'un achat estimé à 22,34M€ pour une revente immédiate à 63M€ au Real Madrid. Il est celui qui n'hésite pas à demander à ses dirigeants de miser 12M€ sur le potentiel de Sébastien Haller, buteur en verve du coté d'Utrecht, dont la revente à West Ham rapporte 50M€ deux saisons plus tard. C'est lui aussi qui va récupérer un André Silva totalement perdu au Milan AC pour le relancer, et le revendre 23M€ au RB Leipzig après douze mois revigorants. Ces trois grands coups et les plus-values qu'ils ont générés ont permis à l'Eintracht de bâtir une équipe solide, et de soutenir son projet de centre d'entraînement sans compromettre la stabilité financière du club, notamment dans le contexte de pandémie. Sans ces réussites sur le marché des transferts, qui ont aussi apporté la continuité sportive du club à travers une présence en coupe d'Europe, le club n'en serait certainement pas là aujourd'hui. Ni trading, ni discontinuité, mais réalisme, préparation et compétence. Jamais au moment de vendre un joueur majeur l'Eintracht n'a semble à court de solutions, et tous ont été remplacés de façon plus ou moins égale, mais le collectif ne s'en est retrouvé qu'amélioré. Car Manga ne verse et ne versera pas dans le trading de joueurs ; c'est un planificateur de moyen et long terme. Son principal objectif est d'enrichir l'effectif, et pas uniquement le propriétaire. Evan NDicka, Djibril Sow, Filip Kostic, Kevin Trapp, Makoto Hasebe, Sebastian Rode : Manga oeuvre avant tout pour dénicher les cadres pérennes de l'équipe. Mais son atout maître, celui qui est sans doute sous-estimé par beaucoup, c'est de parler plusieurs langues... Sa langue maternelle, c'est l'espagnol, et ça, ça compte énormément. Il le dit lui-même, "Tous les Espagnols et les Sud-Américains n'aiment pas parler anglais ; si vous pouvez rire avec les joueurs, c'est très important." Manga parcourt ainsi la terre entière grâce à ses talents linguistiques, prend en charge seul tout le marché hispanophone, mais traverse également le Brésil, l'Équateur ou le Portugal, et ne fait que de courtes escales à Francfort. Et le travail paie : Rafael Santos Borré (River Plate), Fabio Blanco (Valence, parti cet hiver au FC Barcelone), Enrique Herrero (Villarreal), Bas Dost (Sporting), Luka Jovic (Benfica), Lucas Torro (Real Madrid), Omar Mascarell (Real Madrid) et tant d'autres... Toutefois, cet été, il se dit que Markus Krösche a davantage pris les commandes du recrutement : Lucas Alario (Leverkusen) et Mario Götze (PSV) notamment seraient des dossiers où il a opéré seul. Manga de son côté à apporté les noms de Randal Kolo Muani (Nantes), Faride Alidou (HSV) et Aurélio Buta (Antwerp), tandis que les options des prêts de Kristijan Jakic (Dinamo Zagreb) et Jens Petter Hauge (Milan AC) ont été levées, deux joueurs qu'il avait ramené l'été dernier. Manga, qui a également une formation de mécanicien automobile, compte néanmoins plus que jamais garder les mains dans le cambouis. Et surtout, rester fidèle à ses principes : il ne recrute pas seulement des joueurs, mais aussi des personnalités dont il attend qu'elles s'inscrivent dans un projet collectif. Certes, tout ses coups ne marchent pas, mais il a pour lui de sacrées réussites, qui ont menées à un titre européen, sans que le grand public ne sache qui il est. Son voisin non plus, probablement. |
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